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Le corps est une représentation inséparable du regard qui l’élabore et du médium qui l’exhibe. Indissociable donc de sa propre enveloppe cutanée (redoublée par des parures, des incisions, des armures, des voiles), mais aussi des paroles, des lettres, des pellicules de couleur, des blocs de marbre, des écrans de projection. La production du corps superpose plusieurs temporalités et couvre une aire extrêmement large.
Ce livre traite, entre autres, de la « membrane » chromatique théorisée par un moine-artisan du Moyen Âge, des « âmes-corps des saints » capables de défier l’espace et le temps, de la « seconde peau » fournie par les armures de parade de la Renaissance tardive et par les tatouages mélanésiens, des corps-écrans de la modernité et de la postmodernité. Le rôle joué dans la constitution de cette iconosphère par les croyances, les effets de conscience, les goûts esthétiques, les désirs, les engouements et les peurs émerge de façon constante. Le parcours offert par Victor Stoichita n’est pas strictement chronologique, mais procède « par figures ». Ce qui importe finalement n’est pas « l’évolution » historique des images des corps, mais plutôt leur fluctuante et incessante réélaboration.
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Partant du postulat que les limites de la représentation, dans la tradition artistique occidentale, ont été soumises à des tensions constantes menant à de multiples transgressions, le présent ouvrage s'attache à retracer l'histoire de cette perpétuelle mise à l’épreuve de la « frontière esthétique ». Les essais ici rassemblés abordent plusieurs figures de dépassement. Les traces auctoriales et leur présence dans l’espace de la fiction, depuis les miroirs et leur double dans l'art des primitifs flamands, en passant par les « feintes » baroques de Murillo et de Rembrandt, puis le jeu chiffré des « autoportraits croisés » de Manet et Degas, pour arriver, enfin, à la mise en scène de la disparition de l’artiste, opérée par Andy Warhol, trahissent la tentation de la traversée de l’image. Un autre thème récurrent présent, tantôt en filigrane, tantôt en saillie, est celui du spectateur pris au piège, dont la figure emblématique fut Don Quichotte, le chevaler errant aux prises avec les moulins à vent. Occasion de réfléchir, autour de certains "tableaux-rets" qui défièrent les sens du spectateur, par-delà la vue et la vision, jusqu’à le tenter à « goûter » une pomme qui n’est que peinture, ou à toucher un tableau, au péril - illusoire bien sûr - de se brûler les doigts.
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L’Effet Pygmalion procède d’une incursion dans l’immense fortune littéraire, visuelle, audiovisuelle enfin, du mythe fondateur de la première histoire de simulacres consignée par la culture occidentale. La légende raconte qu’un sculpteur chypriote tombe amoureux de l’œuvre qu’il façonne; dans un élan de magnanimité, les dieux décident de l’animer. Devenue, par la volonté divine, femme et épouse de son créateur, cette dernière reste néanmoins un artefact qui, s’il est doué d’âme et de corps, n’en demeure pas moins un fantasme. Un simulacre, précisément. Artifice privé de modèle, le simulacre ne copie pas un objet réel, il s’y projette plutôt et l’escamote, il existe en soi. Ne procédant pas de la copie d’un modèle, n’étant nullement fondé sur la ressemblance, le simulacre transgresse la mimésis qui domine la pensée artistique.
Ambitieux, l’ouvrage ne se satisfait pas d’une approche interdisciplinaire. Ainsi définit-il son objet critique non par une succession de témoignages artistiques ou littéraires, mais par la conception même de la représentation, le statut du modèle et de la copie. En ce sens, si un texte d’Ovide ou de Vasari, une miniature médiévale, une statue vivante de la Renaissance, une peinture romantique, une photographie, un film et jusqu’à la poupée Barbie sont convoqués par Victor Stoichita, c’est pour être examinés avec les mêmes principes critiques et contribuer à un discours herméneutique sur la conception occidentale de l’image.
Le mythe de Pygmalion, parabole de l’infraction même de la représentation, de l’éviction de la mimésis et de la déviation du désir, fonde une anthropologie de l’objet esthétique et donne à voir la feinte originelle dans toute société captivée par les simulacres et ses leurres, telle que la nôtre.
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